30 octobre 2019

Fonction poétique et psychothérapie

A propos de l’ouvrage de François Tosquelles 
"Fonction poétique et psychothérapie"
Éditions Eres 2003 
Gregory Bost
22 juin 2019

Dans cet ouvrage consacré à l’oeuvre du poète catalan Gabriel Ferrater ( Biel), il met l’accent sur la fonction de la parole et du langage présente dans tout le discours humain. Il développe l’idée selon laquelle le discours d’un patient en psychothérapie ou en psychanalyse suit le même cours que celui d’un poète s’efforçant d’exprimer la réalité du monde ou sa propre vérité, ce qui dans les deux cas, même si la valeur esthétique n’est pas la même, convoque le sujet à la recherche de son identité et de sa singularité. Il montre également à travers le concept de « Gestalt » qu’il situe non pas comme une forme figée mais plutôt dans l’enchaînement des événements ou comme une forme en formation (« Gestaltüng »), comment les différents espaces formant un ensemble articulé, peuvent devenir progressivement le nid même de la constitution du sujet ; lieu d’émergence d’une expérience poétique en tant qu’elle représente un certain rapport à la vérité que chacun tente d’établir dans la rencontre avec l’altérité.

Tout au long de ce texte, il n’aura de cesse de montrer comment la littérature et la psychanalyse apparaissent comme des espaces de tranquillité préservant l’intimité de chaque sujet,comme des espaces d’accueil du rythme de l’existence humaine et d’une possible mise en forme de son intranquillité. Ou encore,pour reprendre Ginette Michaud dans son ouvrage: " Tenir au secret ", comment « la littérature et la psychanalyse sont les derniers lieux d’hospitalité inconditionnelle ».

Pour essayer d’entrevoir ce qu’il pourrait y avoir de commun entre la pratique de la psychanalyse et la littérature, je cite ici Tosquelles, : « il semble important de bien distinguer en quoi elles sont l’expression d’un certain langage qui ne ressemble en rien à l’utilisation de la langue et à son étude s’agissant des comportements. ». En effet, les structures du langage peuvent être abordées à partir de points de vue divers mais ce qui nous intéresse ici c’est que, pour reprendre un jeu de mot de Tosquelles : « en plus de ce qui « existe », il y a ce qui in-siste ». En plus et au-delà de ce qu’on peut voir et toucher, il y a ce qu’on ne verra jamais et que, tout au plus, on pourra entendre.

Il y a donc dans le langage, quelque chose qui n’existe pas de lui-même mais qui devient existant que lorsqu’un autre l’entend, qui insiste avant d’exister, et qui insiste dans et par la structure du langage. Comme on le sait, Freud donna à cette « autre chose » dont il dévoila l’insistance et la persistance, le nom d’inconscient. Ainsi, l’objet que nous travaillons, le discours de l’autre, peut nous révéler une « autre chose » que ce que l’auteur du discours a bien voulu nous révéler au départ, surtout quand celui-ci se trouve travaillé par une certaine fonction poétique du langage. Si dans le travail psychothérapique, nous nous efforçons de rester attentif au discours de l’autre, en suivant les chemins que la fonction poétique du langage veut bien tracer afin que celui qui parle puisse entrevoir dans son propre discours cette « autre chose », il semble que ce dialogue présente des points communs avec ce que le poète tente d’établir avec celui qui l’écoute. En effet, c’est en partageant et en traversant ce même espace du langage, que la psychanalyse et la littérature peuvent être à même de faire entrevoir le sujet. « C’est que, pour résumer, nous ne pouvons oublier que c’est seulement par les chemins de la fonction poétique du langage que continue à se tisser toujours la singularité radicale de chacun ». 1

Mais avant d’aller plus loin dans le rapport entre psychanalyse et langage, il m’a semblé important d’essayer de cerner ce que pourrait représenter ce langage et comment Tosquelles semble le concevoir. Comme il nous l’indique( je cite) : «...les éléments structuraux du langage, je veux dire les signes et non pas les signaux, se présentent toujours divisés en deux versants. D’une part, ce qui concerne et se distribue à travers les signifiants, et limités en nombre et délimités par des oppositions distinctives différentes dans chaque langue ( on pourrait presque dire les phonèmes) qui, soit dit en passant, n’ont en eux même aucun sens. Et d’autre part, ce qui concerne les champs des « significations » qui suivent d’autres chemins tout aussi structurés en combinatoires, mais couchés en un texte concret...ce ne sont pas les signifiants mais les significations qui acquièrent un sens pour celui qui écoute la parole et même pour celui qui parle ». 2 

Il existe donc une double articulation du langage, signifiant et signifié (signification pour Tosquelles) sont les deux faces du même signe. Il n’y a qu’un signe et deux faces qui sont séparés et ce trait de séparation vient marquer comment le sujet se trouve divisé dans et par le langage. En effet, si nous nous trouvons dès le début de la vie plongés dans un bain de langage, notre rapport aux signifiants semble totalement imposé. Cependant, cette aliénation fondamentale dans les signifiants qui nous viennent dans un premier temps essentiellement de la mère et qui sont les éléments matériels du langage, marque notre expérience subjective. Notre rapport aux signifiants va donc se trouver bouleversé ,venir marquer notre propre subjectivité et ce mécanisme qui va à la fois nous diviser et nous singulariser n’est autre que ce que Freud a décrit comme mécanisme de refoulement. Mais, « si la première langue parlée vient bien de la mère, c’est aussi elle qui permet-ou non- au petit sujet de se séparer d’elle, c’est elle qui introduit à l’Autre. En cela elle est également paternelle». 3

Lacan viendra reprendre cette fonction essentielle qui permet l’émergence d’un espace symbolique propre à chacun et y introduire la notion d’instance phallique. Cette instance va venir séparer, coller, faire jouer les signifiants entre eux. Quand la fonction phallique semble opérante, lorsqu’un certain tranchement a lieu, il y a ce que Lacan a appelé chute de l’objet a, chute entre deux signifiants. Cet objet a, à jamais perdu et dont la nécessaire chute vient permettre la possibilité d’un mouvement, d’une direction, l’émergence du désir. Le refoulement apparaît comme le mécanisme permettant cette perte inaugurale, nécessaire à
l’articulation des instances psychiques et à l’émergence d’une possible dialectique indispensable pour s’engager dans le rapport à l’autre. Ainsi, comme l’écrit Tosquelles, au moins deux fonctions différentes du langage semblent inséparables : « D’une part, il y a évidemment ce qui fonctionne en orientant les intentionnalité communicatives : ce qui constitue le volume, la qualité et l’efficacité de l’information retransmise des uns aux autres. Mais il nous faut aussi considérer comme une fonction propre du langage ce qui, en passant, fait le nid même du sujet, un nid qui, bien que fait de « chutes » qui tombent hors du cours du discours, ou restent souvent accrochées à ses branches, constitue le lieu souvent garni de duvet, de feuilles sèches ou de brins de n’importe quoi, le lieu que nous appellerons le sujet. Un lieu d’où l’homme « renaît »et prend son vol avec toutes les interrogations qui lui servent d’aile. Il est évident, en tout cas, que rien de tout cela ne peut advenir avant qu’aient eu lieu les « tries » de l’écouter et du parler, avant, s’il m’est permis de continuer mon image ou métaphore, que les « plumes »de la langue ne recouvrent le corps nu des petits oiseaux. C’est avec le langage que nous faisons notre deuxième naissance, celle qui, à la différence de tous les autres animaux, nous fait véritablement hommes, parmi les hommes, et hommes singuliers ». 4

Il s’agit, dans le discours, de ne pas perdre le fil des deux versants du langage puisque la singularité et l’identité de chaque homme qui parle s’y produit, ou dans les termes de Tosquelles, de laisser la place à l’élaboration d’une fonction poétique du langage. Ainsi, la fonction poétique du langage, en élaborant un discours adressé à l’autre, témoigne dans une certaine mesure de la situation transférentielle qui structure les séances et les rencontres psychothérapiques. Elle apparaît comme le lieu où naît le sujet plus qu’une personne déterminée, le lieu où prennent naissance les mêmes questions qui sont évoquées au cours d’une psychothérapie.

La psychothérapie se révèle alors comme la possibilité de « ...donner « au mouvement littéraire » de chacun en relation avec les autres, le lieu central qui lui correspond : le lieu et les moyens possibles de l’élaboration singulière du sujet humain. » En ce sens, la fonction poétique du langage se présente comme l’espace commun entre la psychanalyse et la littérature, soulignant ainsi plus clairement comment elle permet une certaine direction du corps par le signifiant, rendant ainsi possible l’émergence du désir. Or, et pour tisser un lien avec la psychopathologie, c’est bien ce qui est en question dans la névrose obsessionnelle, dans la difficulté voire même l’ impossibilité de trancher entre ce qui uni et désuni, entre le bien et le mal. Le sujet obsessionnel est pris dans un rapport au monde dialectisé mais qui est refermé sur lui même, de forme circulaire. Un processus de symbolisation peut avoir lieu mais l’obsessionnel se trouve coincé dans un mouvement incessant entre des signifiants maîtres dont il est impossible de se séparer. Le sujet semble alors pris dans une réelle difficulté afin d’Ex-ister, de se tenir hors, d’être à l’avant de soi, ou comme l’écrit le philosophe Henri Maldiney , « à dessein de soi » : Être à dessein de soi c’est ce qui fait qu’on se lève, qu’on se mobilise, c’est de l’ordre de l’élan. Cet élan indispensable pour pouvoir se pro-jeter dans l’Ex-istence, se jeter en avant à partir d’où l’on est. Or, en s ‘appuyant sur l’enseignement de J.Lacan dans le séminaire sur l’éthique de la psychanalyse, il apparaît que cet élan vital ne peut prendre forme que s’il est soutenu par un vide créateur, ce qu’il va définir comme la Chose : Das Ding.(je cite) « C’est autre chose_c’est une fonction primordiale, qui se situe au niveau initial d’instauration de la gravitation des représentations inconscientes ». 5

C’est à partir de là que la gravitation semble prendre son élan et que l’être peut apparaître, l’être en apparition. Or (je cite encore Lacan)« la Chose non pas n’est rien, mais littéralement n’est pas - elle se distingue comme absente, étrangère ». 
La question du manque apparaît comme fondatrice de celle du désir et ce, en tant qu’elle permet l’élaboration d’un espace du vide, du vide autour duquel l’émergence singulière de création peut avoir lieu, là où le rythme intime de chacun permet le mouvement de l’Ex-istence, le mouvement d’une forme existentielle singulière , en perpétuelle apparition à elle même.

Dans la cure analytique comme dans l’acte d’écrire, la place du vide se révèle donc essentielle afin qu’une certaine trace puisse se dessiner et marquer autrement chaque sujet. En revanche, s’il ne peut y avoir de rapport au vide, le mouvement ne peut avoir lieu, il se referme sur lui même, vers un but, laissant au mieux la place à une certaine forme de création esthétique, mais parfois aussi à l’émergence d’un sentiment d’effondrement du monde vécu que l’on peut retrouver chez certains sujets psychotiques. Dans la psychose, lorsque le mécanisme du refoulement n’a pu être opérant, la place du vide semble obstrué, et tout peut s’effondrer. Le mouvement d’émergence du désir peine à se mettre en forme puisque le trou inaugural autour duquel il s’engendre semble combler en permanence, ne laissant ainsi que peu de place à la délimitation d’un espace à l’intérieur duquel le sujet puisse se tenir en mouvement. Un mouvement ne peut avoir lieu que s’il existe un espace du vide autour duquel peut apparaître l’émergence du sujet et la trace de son existence. En tant que fondatrice de l’émergence du désir, la place vide laissé par le manque apparaît donc comme essentielle or, cet espace ne peut prendre forme sans l’existence de points de repères, sans une confrontation à la loi fondamentale qui est celle de l’interdiction de l’inceste. En posant la mère comme un objet interdit, cette loi entraîne un renoncement, une perte et, c’est en se constituant en tant que manque que le mouvement des représentations pourra prendre son élan. Mais, si il apparaît qu’un espace à l’intérieur duquel le sujet puisse se tenir en mouvement soit délimité ,grâce au vide laissé par le renoncement institué par la confrontation à la loi fondamentale de l’interdiction de l’inceste, il s’engage alors un rapport au monde qui implique nécessairement la question de l’éthique. L’éthique pose la question du danger qui guette chacun, celui de vouloir combler le manque, de vouloir prendre la place du grand Autre, alors que l’élaboration d’une place vide serait justement ce qui permet le mouvement et la construction d’un espace psychique subjectif, l’émergence d’une fonction poétique du langage.

Ainsi, l’essentiel n’apparaît pas dans le sens, mais dans l’élaboration du mouvement, à l’avant de soi, à cette place où le sujet va venir se lier aux objets refoulés, à la place du vide. C’est ce qui permet le mouvement et la mise en place d’un espace du possible, d’un champ de création. C’est pourquoi, dans la pratique de la cure analytique ou encore dans l’acte d’écrire, dans l’engagement dans le transfert et dans ce que la folie de la langue fait surgir de l’autre en soi , « ...La langue peut être en quelque sorte le lieu de l’Autre ». C’est avec un certain style, que l’analyste comme le poète, « ne cédant pas sur leur désir » (Lacan), c’est à dire en ne renonçant pas à la castration, vont pouvoir se trouver au lieu du vide et qu’un espace du Dire pourra advenir, laissant place à l’émergence d’un désir singulier et intime. Et  c’est ce désir qui semble nécessaire pour qu’un mouvement puisse avoir lieu, pour qu’une certaine mise en forme ou plutôt une forme en apparition , puisse engager le sujet dans l’Ex-istence.

Pour finir , je voudrais à nouveau citer Tosquelles qui, dans son écrit, semble situer le mieux ce lieu de convergence entre psychanalyse et littérature et comment il peut constituer un espace d’accueil pour l’homme, dans son cheminement, dans l’articulation de sa présence à soi et de sa présence à l’autre : « ...grâce aux poètes, et pourquoi ne pas le dire, grâce aux fous, l’homme continue et continuera à témoigner plutôt de la « structure feuilletée » et de la pluralité de soi-même, et des effets du clivage des signes linguistiques, ou, si on veut, « des institutions du moi ». Je parle des institutions du moi pour indiquer que , grâce au « feuilletage » et aux clivages en question, se sont construits de véritables noyaux qui ne se sont « institués » qu’après la naissance et qui se font et se défont à travers les divers plans et partages du bien nommé appareil psychique. Rien de tout cela ne serait possible sans la particularité radicale du clivage des signes linguistiques, dans leur va-et-vient quotidien, à travers les rencontres et les pertes, de soi-même ou de quoi que ce soit d’autre dans le jeu des uns avec les autres. Rien de tout cela ne constituerait les lieux marqués par les « traces » et les marges qui nous positionnent en tant qu’hommes. Nous ne cessons jamais de les subodorer dans les jeux de cache-cache qui nous bouleversent plus ou moins : restes et retours d’un désir qui se laisse entrevoir et qui trouvera à se satisfaire plus aisément d’immanences suspendues et de sutures contrefaites à la va-vite ; « lieux du corps » et des «espaces intérieurs et extérieurs » d’où nous pourrons « citer à comparaître » et rencontrer les autres et nous mêmes, à condition que les uns et les autres ne prennent pas la fuite, honteux et apeurés. Lieux des « similitudes et des différences » toujours plurielles et segmentables, sur le modèle même de la langue. Ou, si on veut, pour que l’analogie soit plus précise et orientée vers le travail du poète Biel, nous dirons qu’il s’agit de lieux institués, où, sans se morceler de soi-même, on pourra produire les césures métriques, ou les pauses, après chaque accent : ni plus ou moins que le travail poétique. Nous avons déjà dit que l’un de ces lieux institués par la parole ne dépend presque jamais du sens ou des significations de ce qui se dit, mais que, pour autant, il ne s’institue pas moins avec la parole : un lieu qui devient fondamental pour chacun, car,bien qu’il ne se laisse entrevoir qu’à certains moments fugitifs de la vie quotidienne, c’est de ce lieu même qu’émergent les questions les plus importantes pour ce qui concerne notre propre destin. Disons que, dans la spontanéité quotidienne, ce n’est pas la première fois que nous jouons à « cachette ». Il y est question du « présent » et de « l’absent », et vice versa, ni plus ni moins que la problématique de base de notre vie, la vie des uns en relation avec celle des autres. Ce que nous avons nommé le « sujet » ne fait pas exception au jeu de cache-cache». 7



1 TOSQUELLES François, Fonction poétique et psychothérapie, Ed.Eres,2003, p25
2 ibid, pp 40-41
3 BOURGAIN Anne,cours master 1 psychanalyse, Université P. Valéry Montpellier 3, 2018 /2019, p15
4 TOSQUELLES François, Fonction poétique et psychothérapie, Ed.Eres, 2003, p98 
5 LACAN Jacques,le séminaire livre X, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Ed. du Seuil, 1986, p77
6 Ibid, p 78
7 TOSQUELLES François, Fonction poétique et psychothérapie, Ed.Eres, 2003, p 100-101

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.